traduction en français sous la rédaction de Boris Lejeune

перевод на французский под редакцией Бориса Лежена

La Pucelle d’Orléans sur la nouvelle scène du théâtre Mariinski                       

/légende de la photographie/  La première de La Pucelle d’Orléans de Piotr Tchaïkovski sur la nouvelle scène du théâtre Mariinski dans une mise en scène d’Alexeï Stepaniouk a fait salle comble et des ovations prolongées ont suivi chacune des quatre représentations. /Photographie : Natacha Razina/

Beaucoup – mais pas tous – ont été surpris par ce succès phénoménal. Bien entendu, Tchaïkovski est toujours une valeur sûre, mais on pouvait a priori se demander, de manière apparemment justifiée : si cet opéra est vraiment un chef d’œuvre sensationnel, comment expliquer qu’on ne l’ait pas mis en scène beaucoup plus tôt ? Cependant, pour répondre à ces interrogations, il suffit de prêter attention au contexte historique et tenir compte du fait que seules les plus grandes célébrités mondiales ont participé à la mise en scène de cet opéra.

En commençant par l’initiateur du projet, Valery Guerguiev ; Alexeï Stepaniouk, le metteur en scène de la grande majorité des spectacles du Mariinski (La dame de pique, Eugène Onéguine, Aïda, Sadko et des dizaines d’autres) ; Viatcheslav Okouniev, artiste national, auteur des scénographies des meilleurs spectacles de nombreuses scènes de Saint-Pétersbourg ; Ilya Oustiantsev, un maître de ballet capable de transformer n’importe quelle suite de notes en danse passionnante et passionnée ; quatre Jeanne, dont les étoiles mondiales Ekaterina Semenchuk, Ekaterina Gubanova et Yulia Matochkina; Evgueni Nikitine en personne dans le rôle  de Thibaut, père de Jeanne; Sergei Skorokhodov qui incarne un roi Charles faible et maniéré ; Roman Burdenko qui interprète Lionel. Mais un seul article ne suffirait pas à énumérer toutes les stars de l’opéra participant à ce spectacle !

C’est une évidence, on ne peut prévoir le destin des grandes œuvres d’art, elles sont souvent rejetées par leurs contemporains et par la génération qui suit, mais deviennent, selon la parole de l’Évangile, la pierre angulaire du Futur (ou de l’Éternité?), cette même pierre négligée d’abord par les bâtisseurs. Il suffit ici d’évoquer la musique de Schubert, pratiquement méconnue durant la vie brève et douloureuse de ce compositeur infortuné ou la peinture du pauvre Van Gogh. Les exemples sont innombrables…

Piotr Tchaïkovski, au contraire, a goûté à la gloire de son vivant, une gloire internationale qu’il a bu à grosses gorgées avides. Il est vrai qu’il en a tiré moins de réconfort et de satisfaction que Wagner ou Liszt, mais là n’est pas la question. Cependant quelques très rares œuvres de Tchaïkovski sont malgré tout demeurées dans l’ombre. Et notamment La Pucelle d’Orléans, dont la qualité de chef d’œuvre de l’opéra symphonique ne fait plus aucun doute après la brillante mise en scène du Mariinski.

Pour élucider le mystère cette injustice flagrante, tournons-nous vers l’histoire de la création et des mises en scène de cet opéra.

N’ayant aucune envie de répéter une fois de plus les lieux communs repris sur divers sites et dans les programmes de théâtre, nous préférons souligner les détails suivants :

Premièrement, Piotr Ilitch Tchaïkovski avait un quart de sang français : son grand-père maternel s’appelait Michel Henri Maximilien d’Assier, nom russifié en Andreï Mikhaïlovitch Assier. Dès l’âge de quatre ans, il a été élevé par une gouvernante française, Fanny Dürbach, qui lui a raconté pour la première fois l’histoire touchante, héroïque et tragique de Jeanne d’Arc. Qui a marqué pour toujours l’âme de Tchaïkovski. De même que l’histoire du petit Louis XVII, torturé à mort à l’âge de dix ans par une bande de jacobins, également relatée par Fanny Dürbach. Il ne fait aucun doute que Tchaïkovski ait été naturellement monarchiste, et croyant à sa manière. Son activité créatrice a débuté dans son enfance par la composition de vers en français ; afin de terminer La Pucelle d’Orléans, fin 1878, il a quitté Florence pour Paris, où il s’est même abstenu de faire la connaissance de Tourgueniev qui y résidait alors et qui était amoureux de sa musique, de crainte que cette rencontre ne trouble sa concentration et ne l’empêche de terminer l’œuvre monumentale qu’il avait entreprise.

Je rappelle ici ces faits bien connus de la biographie du compositeur afin de montrer à quel point les trois thèmes principaux de La Pucelle d’Orléans – celui de la France, celui de la monarchie et celui du christianisme lié à la monarchie – lui étaient familiers.

Si lors des premières représentations du début des années 1880, les théâtres et le public ont eu simplement peine à appréhender La Pucelle d’Orléans, d’autant que les humeurs positivistes et nihilistes, dominantes à l’époque, ne pouvaient guère favoriser le succès de cette œuvre, à l’époque soviétique ont surgi des obstacles d’ordre idéologique, vu que les anges et le Christ ne pouvaient en aucune manière rentrer dans le cadre de l’idéologie athée extrêmement agressive qui avait triomphé sous les bolcheviks. En résultat de quoi, cet opéra ne pouvait être mis en scène que sous une forme mutilée, avec de multiples coupures qui déformaient grossièrement son contenu.

Pour renforcer le dramatisme de l’œuvre, Tchaïkovski, également auteur du livret, inspiré du drame de Schiller, a modifié la vérité historique. Pour la simple raison qu’il voulait relater son propre drame spirituel en ayant recours aux images d’un passé lointain. Il ne faut surtout pas considérer La Pucelle d’Orléans comme une fresque historique ni tenter de comparer ses rebondissements aux faits relatés dans les manuels d’histoire.

On peut pratiquement dire que c’est lui-même que Tchaïkovski a représenté  sous les traits de Jeanne : jeune paysanne en proie à un conflit impossible à résoudre : d’un côté la Voix et les chœurs angéliques (analogie avec l’inspiration musicale du compositeur que le commun des mortels ne saurait percevoir) qui lui commandent d’accomplir sa Mission, et de l’autre la société qui s’obstine à la considérer comme une simple jeune fille sous la tutelle de son père, et nullement comme quelqu’un appelé à sauver la France au nom du Christ.

Mais Jeanne refuse « d’être comme tout le monde » en se conformant aux exigences de son père et de son fiancé, elle choisit de suivre sa prédestination divine, faisant vœu de chasteté. Très vite, Jeanne est victorieuse : son apparition dans le camp français près d’Orléans inspire les combattants et leur permet de remporter une victoire totalement inespérée !

Mais… Et là Tchaïkovski casse l’histoire pour insérer une confession personnelle : soudain, Jeanne enfreint ses vœux quand elle éprouve de la pitié et un amour charnel coupable pour le chevalier Lionel qu’elle a vaincu. Dans la version de Tchaïkovski, contraire aux faits historiques, Jeanne ne cherche pas à se justifier lors de son procès et marche au supplice avec résignation car elle se sent en faute devant Dieu. Et ici Tchaïkovski répond à sa propre question : « pourquoi la haute protection de l’archange Michel et des autres anges n’aide-t-elle pas Jeanne ? » Parce qu’un péché sans repentance empêche les anges de l’aider.

Soulignons encore une fois que Tchaïkovski ne parle pas ici d’un personnage historique réel mais de lui-même. Il est essentiel d’en tenir compte.

Je n’ai eu la chance de voir qu’une seule des quatre représentations et actuellement je ne peux donc parler en connaissance de cause que d’une seule distribution, celle du 1er juin. J’ai été enthousiasmé dès les premières notes de l’ouverture : Valery Guerguiev se surpasse ici, me semble-t-il, si tant est qu’on puisse parler de surpassement dans son cas – réellement unique. Il est évident qu’il se sent particulièrement proche de cette musique. La densité sonore de l’orchestre, l’interaction vivante des différents groupes orchestraux, les variations dramatiques intenses font songer au Berliner Philarmoniker sous la direction de Wilhelm Furtwängler. On sent vraiment que le maestro Guerguiev et son orchestre se trouvent actuellement au sommet de leur forme. De même que les chanteurs : il est difficile de donner la préférence à l’un d’eux, car tous chantent et jouent en donnant le maximum et, grâce à l’acoustique idéale de la Nouvelle scène, on distingue chaque mot, même du balcon. Ceux qui ont vu les quatre représentations mettent particulièrement en avant Yulia Matochkina dans le rôle titre.

La mise en scène d’Alexeï Stepaniouk se distingue avant tout par le goût irréprochable, l’élégance et le raffinement que tous lui reconnaissent et qui se conjuguent ici à une grande richesse symbolique, caractéristique de l’époque médiévale. Le début et la fin de l’opéra sont reliés par une arche avec l’image monumentale du feu, et on est frappé par le contraste entre le premier acte orageux, mystique et héroïque et le début du second où une scénographie brillante et le jeu proprement génial de Sergueï Skorokhodov dans le rôle de Charles VII créent une atmosphère de festin en temps de peste, particulièrement accentuée par l’incomparable chorégraphie d’Ilya Oustiantsev qui nous montre une scène véritablement guignolesque de danse de nains, de fous et de bouffons.

En mettant en scène, au fond pour la première fois de manière authentique, réfléchie et irréprochable, l’un des meilleurs opéras d’un immense compositeur russe, et parallèlement sur la même scène un autre grand opéra mystique – Tannhaüser de Richard Wagner – le collectif du théâtre Mariinski, sous la direction de Valery Guerguiev, ressuscite la tradition des mystères chrétiens sous leur forme peut-être la plus parfaite dans le contexte du monde contemporain. Une expérience unique.

Viatcheslav Kotchnov